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17/11/2022

Inégalités de santé entre femmes et hommes : comment prendre en compte les déterminants socio-économiques ?

Entretien avec Nathalie Bajos

Inégalités de santé entre femmes et hommes : comment prendre en compte les déterminants socio-économiques ?
 Nathalie Bajos
Sociologue et démographe

L'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) identifie plusieurs facteurs socio-économiques, tels que le salaire, le chômage ou l'éducation comme déterminants de la santé. Aujourd'hui, de nombreuses études s'intéressent aux différences en matière d'état de santé imputables à ces facteurs. Pour Nathalie Bajos, sociologue, démographe à l'Inserm et co-responsable du projet Gendhi (Gender and Health Inequalities), le fait d'être un homme ou une femme est encore insuffisamment appréhendé comme un déterminant clé de ces inégalités. Pourtant, comme l'expliquait la neurobiologiste Catherine Vidal dans un précédent article, il existe une influence manifeste des représentations de genre sur la prise en charge et la détection de certaines pathologies. 

Comment peut-on définir les inégalités socio-économiques de santé ? 

En Europe, on observe des variations importantes de l'état de santé des populations en fonction de caractéristiques tels que la classe sociale, l'origine ou le sexe. Ces inégalités en matière de santé en Europe interrogent d'autant plus que la couverture santé de base est universelle dans la plupart des pays. Les inégalités sociales de santé s’observent à travers différents indicateurs, notamment les différences d’espérance de vie à la naissance selon le niveau de revenu. En France, un homme appartenant aux 5 % les plus aisés de sa classe d’âge vivrait en moyenne 13 ans de plus qu’un homme appartenant aux 5 % les plus modestes. Ces inégalités sont fortement liées aux conditions de travail : ainsi, l'écart d’espérance de vie à 35 ans entre un cadre et un ouvrier est de près de 6 ans. Les mesures d'espérance de vie en bonne santé représentent également un marqueur des inégalités socio-économiques, notamment pour les personnes âgées : dans les pays de l'OCDE, presque 30 % des personnes âgées appartenant aux 20 % les plus modestes ont déclaré être en mauvaise ou moyenne santé en 2019, contre 11 % parmi les 20 % les plus aisés.

Ces disparités en termes d’espérance de vie révèlent des conditions de vie, des expositions professionnelles et environnementales très différentes selon les milieux sociaux. 

Ces disparités en termes d’espérance de vie révèlent des conditions de vie, des expositions professionnelles et environnementales très différentes selon les milieux sociaux. Elles traduisent ensuite l'impact des conditions de vie sur l'état de santé. Par exemple, selon la DREES, le risque d'être atteint dans l'année d'une maladie chronique (à l'exception de certains cancers) est plus élevé chez les personnes les plus modestes que chez les personnes plus aisées. Ainsi, les 10 % les plus modestes développent 2,8 fois plus souvent un diabète et 2 fois plus souvent une maladie psychiatrique que les 10 % les plus aisés. 

Les déterminants sociaux ont également des conséquences directes sur les différentes habitudes de vie (alimentation saine, pratique sportive, etc.), contribuant à accroître les inégalités sociales de santé. Par exemple, en France, 70,5 % des plus diplômés consomment des légumes tous les jours (contre 62,1 % des moins diplômés) et les 25 % les plus riches consomment trois fois moins de boissons sucrées que les 25 % les plus pauvres. Ces inégalités de santé semblent apparaître avant même la naissance : chez les femmes enceintes, en 2016, 94 % des femmes cadres déclarent ne pas avoir fumé au troisième trimestre de grossesse, contre 66 % des femmes ouvrières. 

Comment les observe-t-on plus spécifiquement entre les femmes et les hommes ?

Dans tous les pays du monde les indicateurs d'espérance de vie à la naissance montrent que les femmes vivent plus longtemps : l'écart d'espérance de vie à la naissance entre les hommes et les femmes était en moyenne de 5,3 ans dans les pays de l'OCDE (83,6 ans pour les femmes contre 78,3 ans pour les hommes). On note que cet "avantage féminin" ne se retrouve pas dans les autres sphères sociales dans lesquelles les femmes sont, la plupart du temps, désavantagées (salaires, responsabilités politiques, tâches domestiques, entre autres). 

En France, à 65 ans, une femme peut espérer vivre 23,2 ans mais le nombre moyen d’années qu’il lui reste à vivre sans incapacité n'est que de 11,2 ans. Pour les hommes, l'espérance de vie à 65 ans s'élève à 19,4 ans tandis que l'espérance de vie sans incapacité à 65 ans n’est que de 10,1 ans. L'écart se réduit donc à seulement 1,1 an lorsque l’on considère l'espérance de vie en bonne santé. De plus, le début des signes liés à la perte d'autonomie, qui se traduit par des limitations sévères ou modérées, se manifeste aux alentours de 75 ans pour les hommes, 76 pour les femmes. Ainsi, le constat initial de l'existence d’un avantage féminin quant à la santé peut être questionné, d’autant qu'il varie selon les milieux sociaux et les pathologies. 

Le constat initial de l'existence d'un avantage féminin quant à la santé peut être questionné, d’autant qu’il varie selon les milieux sociaux et les pathologies. 

Certes, femmes et hommes ont des spécificités d'ordre biologique (en matière de reproduction, par exemple). Mais au-delà de ces spécificités, il est important de considérer les normes et pratiques de santé qui sont socialement genrées. C'est afin de mesurer et caractériser ces inégalités de santé qu'est né le projet Gendhi, porté par l'INSERM (Nathalie Bajos, Michelle Kelly-Irving), le CNRS (Muriel Darmon) et l'École d'Économie de Paris (Pierre-Yves Geoffard). Il interroge le supposé avantage féminin en matière de santé et traite la question des inégalités sociales de santé et d'accès aux soins en considérant le genre, en tant que rapport social, comme déterminant clé de ces inégalités. La démarche consiste à se concentrer sur quatre pathologies qui affectent différemment les populations : 

  • Les maladies cardio-vasculaires auxquelles les femmes sont moins exposées, mais lorsqu'un évènement cardiovasculaire survient, le risque d'évolution défavorable voire de décès est environ 2 fois plus élevé chez la femme que chez l'homme. Il y a un retard de diagnostic chez les femmes, qui n'est pas étranger au fait que l'infarctus du myocarde est souvent considéré, à tort, comme une maladie "d’hommes stressés au travail". 

  • La dépression, pathologie pour laquelle les rapports de genre peuvent jouer en défaveur des hommes pour ce qui concerne la phase de diagnostic. En effet, les femmes sont davantage exposées à des facteurs de risque de dépression liés au contexte socio-économique (précarité sociale et économique, charge mentale, violences) ; en 2017, les femmes étaient 2 fois plus nombreuses que les hommes à avoir vécu un épisode dépressif. Cependant, les femmes aux revenus les plus élevés ont un risque diminué de 30 % de dépression par rapport aux autres catégories de revenus.

  • Le cancer colorectal, une pathologie qui touche également les hommes et les femmes et qui est diagnostiquée par un test biologique, montre des variations en termes de dépistage selon le public visé. Le taux de participation est ainsi plus élevé chez les femmes que chez les hommes (35,7 % contre 33,5 %) et varie selon le lieu de résidence (17,3 % de participation en Corse contre 49,2 % dans le Maine-et-Loire). 

  • Le Covid-19, qui semble toucher davantage les populations immigrées (une mortalité en excès jusqu'à 9 fois plus élevée parmi ces populations selon Santé publique France) et les hommes (le nombre mondial de décès est plus élevé chez eux, 57 %, que chez les femmes, 43 %, selon l’OMS). Il s'agirait de comprendre comment les inégalités sociales face au Covid-19 se construisent et quels sont les facteurs d’exposition. 

Comment peut-on tenter de mesurer et de lutter contre les inégalités sociales de santé ? 

Afin de mesurer et de caractériser ces inégalités de santé, il est nécessaire d'observer les parcours de vie et les pratiques de soins qui débutent dès la plus jeune enfance jusqu’à la fin de vie. 

Le projet Gendhi a pour ambition d’engager une méthode précise et objective. Pour appréhender les inégalités de santé de genre tout en prenant en compte les positions de classe, le projet adopte une approche dite "intersectionnelle" au sens scientifique du terme, c'est-à-dire qu'il part du postulat que les rapports sociaux de genre, de classe et d’origine construisent les pratiques sociales et préventives. L'objectif est alors de comprendre comment les inégalités de santé se construisent socialement en croisant les disciplines : sociologie, démographie, économie et épidémiologie pour une approche globale des inégalités d’accès à la santé et aux soins. 

Afin de mesurer et de caractériser ces inégalités de santé, il est nécessaire d'observer les parcours de vie et les pratiques de soins qui débutent dès la plus jeune enfance jusqu’à la fin de vie. Il est important de comprendre par quel(s) moyen(s), pendant l'enfance, la socialisation genrée aux questions de santé crée des inégalités, et ce en fonction du milieu social, de l'origine, etc. Il est clé de saisir comment ces différences de pratiques peuvent influencer le recours ou non aux soins, le rapport au corps et aux différents symptômes. Ces inégalités qui existent dès le plus jeune âge vont s'amplifier tout au long de la vie de l'individu.

Le projet mobilise des données qualitatives et quantitatives pour comprendre comment s'opèrent et se construisent les inégalités de santé. Plusieurs enquêtes de cohortes épidémiologiques sont utilisées telles que les cohortes Constances, EpiCov, HBSC (européenne auprès d'adolescents), Elfe (INED), SHARE. Des études de terrain sont menées par des chercheurs qui participent à la vie familiale, pendant une certaine période, pour observer et analyser les pratiques de santé et de soins et des entretiens sont réalisés auprès de patients et professionnels de santé. Les recommandations médicales publiées par les sociétés savantes sont également analysées afin d’identifier s'il existe des biais dans les recommandations de prise en charge des patients selon leur sexe. 

Le modèle théorique de Gendhi pourra être ensuite appliqué à d'autres pays et pourra aider les pouvoirs publics à la prise de décision quant aux politiques publiques de prévention en matière de santé. 

 

Copyright : SABEL INFANTES / AFP

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