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22/03/2023

De l’amitié sans limite à la vassalité consentie ? Trois enseignements de la rencontre Xi-Poutine

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De l’amitié sans limite à la vassalité consentie ? Trois enseignements de la rencontre Xi-Poutine
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

En diplomatie, évoquer des discussions "franches" suggère généralement qu’il existe des désaccords majeurs entre les parties. Il est difficile de dire si c’est à dessein que Vladimir Poutine a employé cette expression à propos de son premier entretien avec Xi Jinping. Il est certain, en revanche, que l’amitié sans limite proclamée en 2022 entre les deux pays masque une dépendance croissante de la Russie vis-à-vis de la Chine qui ne pourra que susciter, à terme, un certain malaise à Moscou. Bref, le sommet Xi-Poutine ressemblait davantage à la visite d’un seigneur à son vassal qu’à une rencontre entre égaux.

Trois confirmations peuvent être établies à l’issue de cette visite d’État de trois jours.

Une connivence solide

Premièrement, la connivence entre les deux pays est extrêmement solide, et l’on se bercerait d’illusions à imaginer que la Chine puisse lâcher la Russie dans son aventure ukrainienne. S’il n’était évidemment pas question pour Xi Jinping de renoncer à son déplacement du fait des mandats d’arrêt délivrés par la Cour pénale internationale (la Chine n’était au demeurant pas partie au Traité de Rome l’ayant instituée), il reste que le leader chinois restera dans les mémoires comme le premier dirigeant de haut rang à avoir rencontré Vladimir Poutine après la décision de la CPI. La déclaration commune met en exergue les "intérêts légitimes de sécurité" de chaque pays, ce qui revient à avaliser, dans les faits, le raisonnement russe selon lequel l’Ukraine pouvait constituer une menace pour Moscou. Quant à l’initiative de "règlement politique" de Pékin, elle permet tout à la fois à la Chine, sur la forme, de se donner le beau rôle, et à la Russie, sur le fond, de voir ses positions endossées par son grand voisin.

La déclaration commune met en exergue les "intérêts légitimes de sécurité" de chaque pays, ce qui revient à avaliser, dans les faits, le raisonnement russe selon lequel l’Ukraine pouvait constituer une menace pour Moscou.

Sur le plan commercial, les échanges entre les deux pays ont plus que doublé en volume depuis dix ans et, début 2023, la Russie devenait le premier fournisseur de pétrole brut à la Chine. La durée de cette lune de miel dépasse désormais celle des trois décennies de brouille sino-soviétique (une station lunaire commune est d’ailleurs à l’ordre du jour). Un véritable pacte de désinformation par lequel les deux pays prévoient d’échanger les bonnes pratiques dans le domaine de la désinformation a été signé en 2021. Il a été rapporté que lorsqu’un rapport de l’université de Tsinghua tenta de convaincre les dirigeants chinois que l’économie russe n’avait pas d’avenir, Xi Jinping écrivit dans la marge : "派胡言" ("n’importe quoi").

Une asymétrie croissante

Deuxièmement, l’asymétrie dans la relation entre les deux pays, qui a souvent été décrite comme une inversion au regard de la situation qui prévalait dans les années 1950 et 1960, est de plus en plus importante. Le sommet n’a vu ni annonce majeure, ni livrable inattendu (ni même réitération du caractère "sans limite" de l’amitié proclamée) et le plan de coopération accompagnant la déclaration commune est un catalogue de banalités. Pékin, qui certes assiste discrètement l’effort de guerre russe via notamment la fourniture de  semi-conducteurs pour ses équipements militaires, n’a manifesté aucun signe de vouloir s’engager plus avant.

La confirmation par Poutine - mais par lui seul - à cette occasion, de la construction du gazoduc Force de Sibérie 2 illustre la dépendance nouvelle de Moscou vis-à-vis de Pékin pour l’exportation de ses hydrocarbures, mais aussi pour son commerce en général : la Chine est devenue, et de loin, le premier partenaire commercial de la Russie – représentant entre 30 et 40 % de ses échanges – l’inverse n’étant évidemment pas vrai.

La Chine est devenue, et de loin, le premier partenaire commercial de la Russie – impliquée dans 30 à 40 % de ses échanges – l’inverse n’étant évidemment pas vrai.

Mr. Poutine, qui, fait rare, a été vu raccompagnant personnellement Mr. Xi à sa voiture, n’a pas été avare de propositions nouvelles pour l’approfondissement de la coopération entre les deux pays. Il a évoqué la réorientation du commerce agricole russe vers l’Est, l’assistance de Pékin pour le développement des régions les plus reculées du pays (l’Extrême-Orient et l’Arctique), l’emploi du yuan dans les transactions commerciales (dont les réserves russes ont été accrues au détriment de celles libellées en dollars), et l’invitation aux sociétés chinoises de prendre la place des firmes occidentales qui quittent le pays du fait des sanctions. À ce stade, il s’agit davantage de preuves d’amour que d’un projet de vie commune. 

Persistance d'une défiance mutuelle

Troisièmement enfin, la relation entre les deux grands pays reste empreinte d’une certaine méfiance mutuelle.

Elle n’est pas, et ne sera sans doute jamais, une alliance au sens strict du terme. Certes, des exercices militaires conjoints de grande ampleur sont désormais organisés, et de même que des patrouilles conjointes dans l’environnement maritime de la Chine. En sus des ventes d’armes, de grands programmes de défense sont désormais envisagés. Mais Pékin n’interviendra pas à l’Ouest pour défendre la Russie, et Moscou n’interviendra pas à l’Est pour défendre la Chine. Les terrains de rivalité ou de désaccords ne manquent pas, de l’Asie centrale aux Balkans en passant par l’Arctique.

Si la Russie ne craint guère que des hordes de Chinois déferlent un jour sur l’Extrême-Orient du pays, elle constate sans doute avec inquiétude le déséquilibre démographique qui s’accroît entre les deux rives de l’Amour et semble craindre une forme de "grand remplacement" à bas bruit. On imagine qu’elle s’interroge sur le sens du maintien d’un musée mettant en exergue "des siècles d’agressions russes" dans la ville frontalière de Heihe, pourtant promise, avec l’ouverture d’un nouveau pont sur le fleuve, à symboliser l’amitié entre les deux pays et la dynamique de leur relation commerciale. Ou sur l’apparente volonté de Pékin de mettre désormais en exergue les noms chinois de villes ou de lieux conquis par Moscou, Vladivostok redevenant Haishewai. De son côté, la Chine, si elle bénéficie sans doute indirectement de la guerre en Ukraine en ce qu’elle fixe les forces américaines en Europe, s’inquiète probablement des conséquences à moyen terme de l’aventure lancée par Mr. Poutine.

On peut émettre l’hypothèse qu’elle regarde la Russie comme Boucle d’Or : elle souhaite qu’elle ne soit ni trop forte, ni trop faible.

On peut émettre l’hypothèse qu’elle regarde la Russie comme Boucle d’Or : elle souhaite qu’elle ne soit ni trop forte, ni trop faible. Pékin n’aime pas le chaos, et l’effondrement du régime, a fortiori de l’État dans le scénario que nous décrivions en février 2023, ne serait pas une bonne nouvelle pour la Chine. Elle préférerait nettement que la Russie soit son Canada plutôt que son Mexique.

Dans le roman russe Journée d'un opritchnik (2006), la Russie de 2028 est décrite comme une sorte de dictature moderne et néo-médiévale totalement passée sous la coupe de Pékin. Le président russe deviendra-t-il un jour au Timonier chinois ce que, dans La Guerre des étoiles, Dark Vador est à l’empereur Palpatine, un indispensable mais soumis collaborateur, exécuteur de ses basses œuvres ?   

Quoi qu’il en soit, deux illusions doivent être dissipées. La première est que nous sommes les principaux responsables de cette entente cordiale : certes, les sanctions imposées à la Russie depuis 2014 et surtout depuis 2022 ont eu un certain effet mécanique de réorientation du commerce russe vers l’Est, mais ce mouvement est d’abord et avant tout le produit des choix stratégiques délibérés des deux pays depuis plus d’une décennie. La seconde découle de la première : prétendre séparer Moscou de Pékin, a fortiori de ramener la Russie dans le giron européen, n’est pas une option diplomatique réaliste, et imaginer reproduire, en l’inversant, la manœuvre de Kissinger et Nixon dans les années 1960 reviendrait à se tromper d’époque.


 

Copyright Image : Vladimir ASTAPKOVICH / SPUTNIK / AFP
Le président russe Vladimir Poutine et le président chinois Xi Jinping se serrent la main lors d'une cérémonie de signature à la suite de leurs entretiens au Kremlin à Moscou, le 21 mars 2023.

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