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28/06/2022

Chine/États-unis : les prémices d’une guerre froide

Chine/États-unis : les prémices d’une guerre froide
 Matthew Pottinger
Auteur
Visiting Fellow

Matthew Pottinger est Distinguished Visiting Fellow de l'Institut Montaigne de juin à juillet 2022. Il a travaillé à la Maison Blanche pendant quatre ans au sein du Conseil de sécurité nationale, notamment en tant que conseiller adjoint à la sécurité nationale. Il a auparavant été journaliste pour Reuters et le Wall Street Journal, avant de s’engager dans les Marines en Irak et en Afghanistan et de fonder un cabinet de conseil en risques. 

Dans cette contribution pour l'Institut Montaigne, qui marque le début de son Fellowship, Matthew Pottinger offre un décryptage de la politique américaine à l’égard de la Chine, aujourd’hui structurée par l’ambition d’endiguer les actions agressives de Pékin.

Le discours tant attendu du secrétaire d'État américain Antony Blinken sur la Chine, prononcé le mois dernier, a confirmé une tendance majeure : l’importance accordée à la rivalité avec Pékin, chez les Démocrates comme chez les Républicains, n'est pas une fixette passagère mais bien un nouveau socle stratégique qui guidera la politique américaine pour les années à venir.

Dans son discours du 26 mai, Antony Blinken s’est exprimé sans ambiguïté quant au principal défi de sécurité nationale auquel les États-Unis doivent aujourd’hui faire face : 

"Alors même que la guerre du président Poutine se poursuit, notre attention continuera de se concentrer sur le défi de long terme le plus préoccupant pour l’ordre international - celui que pose la République populaire de Chine… La Chine est le seul pays qui a à la fois l'intention de remodeler l'ordre international et de plus en plus les moyens économiques, diplomatiques, militaires et technologiques d’y parvenir".

Antony Blinken a souligné que Washington avait renoncé à l’idée de changer la Chine, jetant ainsi par-dessus bord un objectif qui avait été central dans les politiques menées par les administrations Clinton, Bush et Obama : libéraliser la Chine par le biais du commerce et d'une approche globale. Pour reprendre les mots d’Antony Blinken : "Nous ne cherchons pas à transformer le système politique chinois. Notre tâche consiste à prouver une fois de plus que la démocratie peut relever les défis urgents auxquels nous faisons face, créer de nouvelles opportunités, faire respecter les principes de dignité humaine ; prouver que l’avenir appartient à ceux qui croient en la liberté ; et prouver que tous les pays seront libres de tracer leur propre chemin sans contrainte."

Cette dose de "réalisme" - terme utilisé par le secrétaire d’État lui-même - est conforme à d'autres communications officielles de l'administration Biden, à l’image des Orientations stratégiques provisoires en matière de sécurité nationale (Interim National Security Strategic Guidance) de mars 2021 et de la stratégie indo-pacifique dévoilée par les États-Unis en février 2022. Le langage d’Antony Blinken fait également écho à des documents de l'ère Trump, comme l'Indo-Pacific Strategic Framework de 2018 ou l'Approche stratégique des États-Unis à l'égard de la Chine adoptée par la Maison-Blanche en 2020.

Le fait que deux administrations américaines consécutives, l'une républicaine et l'autre démocrate, aient opté pour des politiques similaires à l'égard de la Chine est le signe d'un changement de paradigme amené à durer.

La guerre froide ne vous intéresse peut-être pas...

"Nous ne sommes pas à la recherche d'un conflit ou d'une nouvelle guerre froide", affirme Antony Blinken dans son discours, ajoutant "au contraire, nous sommes déterminés à éviter les deux".

L'administration Biden a des raisons légitimes, aussi bien nationales qu’internationales, d'insister sur le fait que l'Occident n'est pas en "guerre froide" avec la Chine. Washington ne veut pas s’aliéner ses partenaires en les forçant à choisir un camp. L'économie de la Chine d'aujourd'hui, contrairement à celle de l'Union soviétique au siècle dernier, est profondément intégrée dans l’économie mondiale. Davantage de pays considèrent la Chine comme leur principal partenaire commercial qu’ils ne le font avec les États-Unis. À l’échelle nationale, l'aile gauche du Parti démocrate, dont la voix se fait beaucoup entendre, est absorbée par son programme social fédéral et montre moins d'intérêt pour une lutte idéologique avec Pékin que les Démocrates centristes ou la plupart des Républicains.

Si l’on écoute avec attention les thèmes abordés par Joe Biden et Antony Blinken, on note toutefois davantage de similitudes avec Harry Truman et Dean Acheson à l'aube de la première Guerre froide, qu'avec leurs prédécesseurs plus récents du parti démocrate, Barack Obama et John Kerry.

Joe Biden a systématiquement présenté cette compétition stratégique comme une opposition entre autoritarisme et démocratie. Par exemple, dans l'introduction de son premier document d'orientation stratégique en mars 2021, il déclare par exemple que :

"Nous sommes je le crois au cœur d'un débat historique et fondamental qui concerne l’orientation future de notre monde. Il y a ceux qui soutiennent que, compte tenu de tous les défis auxquels nous devons faire face, l'autocratie est la meilleure voie.... Nous devons prouver que notre modèle n'est pas une relique de l’histoire, mais bien la meilleure façon de réaliser la promesse de notre avenir."

Le secrétaire d’État a repris ce thème dans son allocutionet a précisé d'autres éléments séparant les démocraties établies de Pékin, comme les droits de l’Homme -mentionnés sept fois dans son discours. Il a cité le "génocide et les crimes contre l'humanité" perpétrés par Pékin à l'encontre des Ouïghours et d'autres minorités comme un élément disqualifiant la prétention dont s’habille régulièrement Pékin pour affirmer que la Chine est une grande puissance responsable.

Pour Blinken, le véritable dénominateur commun à toutes les nations aujourd’hui gênées et inquiètes face à la montée en puissance de la Chine [...] tient en un concept, [...] celui de souveraineté nationale. 

Mais pour Blinken, le véritable dénominateur commun à toutes les nations aujourd’hui gênées et inquiètes face à la montée en puissance de la Chine est ailleurs, et tient en un concept, interprété dans son discours comme celui de souveraineté nationale. Les dirigeants américains reconnaissent depuis longtemps que certains gouvernements qui ne sont pas des parangons de la démocratie ou des droits de l'Homme - la monarchie d'Arabie Saoudite et le parti communiste vietnamien, par exemple - n'en sont pas moins des partenaires importants. Certains pays qui ne sont pas libres à l’intérieur de leurs frontières n’en souhaitent pas moins se prémunir contre des phénomènes de coercition venant de l’étranger.

D'où l'ovation reçue par le Président Donald Trump à Danang, au Vietnam, lorsqu'il a parlé en 2017 d'un "Indo-Pacifique libre et ouvert" comme d'une "belle constellation de nations, chacune étant sa propre étoile scintillante sans être le satellite d’aucune autre".

Blinken le reformule ainsi : "Les États-Unis partagent la vision des pays et des peuples de la région : celle d'un Indo-Pacifique libre et ouvert, où les règles sont élaborées de manière transparente et appliquées équitablement, où les pays sont libres de prendre leurs propres décisions souveraines" Les termes "souverain" et "souveraineté" ont été prononcés neuf fois dans l’allocution d’Antony Blinken.

Mais nulle part dans le discours, ou ailleurs dans le vocabulaire employé par l'administration Biden, ne trouve-t-on le terme, d’endiguement, hérité de la Guerre froide. Mais le parfum de ce concept semble flotter de manière invisible autour de la politique étrangère américaine.

Comme expliqué par un haut fonctionnaire américain lors d'un briefing organisé avant le discours du secrétaire d’État, la politique américaine vise à "limiter la capacité de Pékin à engager des pratiques coercitives", et Washington cherche à travailler avec ses alliés pour "tirer parti de notre force collective" et "éliminer les vulnérabilités que la Chine est capable d'exploiter". Une idée ensuite exprimée par Blinken en ces termes : "Nous ne pouvons pas compter sur Pékin pour changer sa trajectoire. Nous allons donc façonner l'environnement stratégique autour de Pékin pour faire avancer notre vision d'un système international ouvert et inclusif".

Si ce n'est pas ici de l'"endiguement" (containment), cela y ressemble beaucoup. Appelons cela "constrainment". 

... Mais la guerre froide s'intéresse à vous

De la même façon, Pékin accuse souvent Washington d'avoir une "mentalité de guerre froide". Pourtant, le dirigeant suprême chinois Xi Jinping a lui-même déclaré une guerre froide à l'Occident dans son discours de janvier 2013 au Comité central du Parti communiste chinois. Ce discours - qui s’avère être le discours inaugural de Xi Jinping - a été gardé secret pendant six ans.

"Certaines personnes pensent que l’on peut aspirer au communisme mais jamais l’atteindre, ou même qu'on ne peut pas le souhaiter ou l’envisager, et qu'il s'agit d’une illusion totale... Les faits nous ont montré à maintes reprises que les analyses de Marx et Engels sur la contradiction fondamentale de la société capitaliste ne sont pas dépassées, pas plus que la théorie du matérialisme historique selon laquelle le capitalisme périra inévitablement et le socialisme triomphera inévitablement. C'est la tendance générale irréversible du développement social et historique, mais la route est sinueuse. L’effondrement final du capitalisme et le triomphe final du socialisme seront inévitablement un long processus historique".

Depuis d’autres discours internes de Xi Jinping, ainsi que des documentaires officiels, des manuels scolaires et des guides d'étude, se sont avérés encore plus explicites.

Lors de la célébration qu’il présidait en l’honneur du 200ème anniversaire de la naissance de Karl Marx à Pékin en 2018 - un événement qu’ont entouré plusieurs semaines de propagande positionnant Xi comme l'héritier légitime de Marx, Lénine, Staline et Mao -, Xi Jinping a qualifié le théoricien allemand à la barbe broussailleuse de "plus grand penseur de l'histoire de l'humanité" et a déclaré : 

Pékin accuse souvent Washington d'avoir une "mentalité de guerre froide".

"Karl Marx a consacré sa vie entière au renversement de l'ancien monde et à l'établissement d'un nouveau monde… Le marxisme n'est pas un apprentissage livresque, mais a été pensé pour transformer le destin historique du peuple".

Cette formulation fait écho à une initiative majeure de politique étrangère engagée par Pékin, baptisée "Une communauté de destin pour l’humanité", assimilée par Xi Jinping à la vision marxiste d'un monde sans État et intégré :

"Tout comme Marx, nous devons lutter pour le communisme tout au long de notre vie... La science de Marx a révélé la tendance inévitable de la société humaine à évoluer à terme vers le communisme... Le monde collectiviste est là, et quiconque rejette ce monde sera également rejeté par ce monde... Nous devons travailler ensemble avec les peuples de chaque pays pour établir cette communauté de destin pour l'humanité".

Selon Xi Jinping, le Parti communiste chinois "dirigera cette ère". Ian Easton, universitaire basé à Washington qui passe au peigne fin les documents officiels en langue chinoise, a découvert des manuels récents de l'Armée populaire de libération (APL) qui détaillent l'objectif de communisme mondial poursuivi par Xi Jinping. Les manuels, publiés par l'université de la défense nationale et destinés à la formation des officiers supérieurs, n’ont pas vocation à être diffusés hors de ces sphères et se décrivent comme des guides de la "pensée de Xi Jinping", maintenant que l’idéologie du président chinois est officiellement reconnue. 

Plus on étudie la rhétorique de Xi Jinping, plus il devient évident que même si l'Occident peine à faire l'analogie avec la Guerre froide, pour Xi,[...] il n’y a aucun doute possible.

Certains extraits, cités dans le nouveau livre d'Easton, The Final Struggle : Inside China's Global Strategy, indiquent explicitement que le renversement de l'ordre dirigé par les Américains après la Seconde Guerre mondiale ne constitue qu'une partie du plan de Xi Jinping. Selon des écrits, le dirigeant chinois cherche également à mettre fin au concept d'équilibre des forces entre États égaux et souverains, concept issu des traités de Westphalie conclus en Europe il y a quatre siècles et pierre angulaire des relations diplomatiques des temps modernes.

Le manuel militaire Soutien stratégique pour atteindre la grande renaissance chinoise l'explique de la manière suivante :

"Le système westphalien a été fondé sur la notion d'équilibre des puissances. Mais il s'est révélé incapable d'instaurer un ordre mondial stable. L'humanité entière a besoin d'un nouvel ordre qui surpasse et supplante l'équilibre des puissances. Aujourd'hui, l'époque où quelques puissances occidentales fortes pouvaient décider ensemble des affaires du monde est déjà révolue, et elle ne reviendra pas. Un nouvel ordre mondial est en cours de constitution, qui surpassera et supplantera le système westphalien".

Le manuel indique que le Parti communiste chinois trônera au sommet de ce nouvel ordre mondial. Le dernier chapitre cite également Xi Jinping : "... notre lutte et notre combat pour le pouvoir contre l'Occident sont irréconciliables et, par conséquent, ce combat sera inévitablement long, complexe et parfois extrêmement incisif". 

Plus on étudie la rhétorique de Xi Jinping, plus il devient évident que même si l'Occident peine à faire l'analogie avec la Guerre froide, pour Xi, le protagoniste de cette histoire, - ainsi que pour son associé minoritaire (ou junior partner) russe Vladimir Poutine -, il n’y a aucun doute possible. 

Le "corps" est en retard sur l'"âme".

Si l'"âme" de la politique américaine met désormais invariablement l'accent sur la rivalité avec Pékin, le "corps" de cette politique n'a pas encore totalement suivi. L'administration Biden a activement conduit des initiatives diplomatiques axées sur la compétition avec la Chine, comme la création du Conseil UE-États-Unis sur le commerce et la technologie (TTC), l'organisation de quatre sommets du Dialogue de sécurité quadrilatéral ou Quad (Washington, New Delhi, Tokyo et Canberra) et la mise en place, l'année dernière, du pacte "AUKUS", une initiative de défense trilatéral entre l'Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis.

Mais les actions concrètes visant à entraver les flux de capitaux et de technologies américains en direction du complexe militaro-industriel chinois font largement défaut. Sur le papier, l’administration Biden a fait sien un éventail d’outils conçus par l'administration Trump : liste noire des entreprises chinoises ne pouvant plus bénéficier des investissements américains - une liste initiée par le département du Trésor et contrôles des exportations sur les technologies de semi-conducteurs, gérés par le département du Commerce.

Si l'"âme" de la politique américaine met désormais systématiquement l'accent sur la rivalité avec Pékin, le "corps" n'a pas encore totalement suivi.

L'équipe de Biden a également promis la mise en place d’un régime réglementaire devenu indispensable, visant à restreindre les flux de données transfrontaliers. Mais toutes ces mesures doivent encore être correctement appliquées ou étendues de manière significative. Le département du Trésor a même récemment atténué les restrictions concernant la détention d’actifs par des Américains dans les entreprises chinoises qui contribuent à la modernisation militaire de l'APL. 

Ces contradictions sont aussi visibles sur d’autres sujets. L'année dernière, Joe Biden a signé la loi sur la prévention du travail forcé des Ouïghours, qui entrera en vigueur à la fin du mois et confère à l'administration de puissants pouvoirs pour mettre un terme à l'importation de biens produits dans ce cadre. Pourtant, l'administration vient également de délivrer des dérogations qui concernent l'importation de panneaux solaires contenant probablement des composants fabriqués par des esclaves ouïghours, et dont l'importation sera ainsi possible du moment que des produits finis soient assemblés dans des pays tiers. 

Ces incohérences témoignent d'un manque de volonté politique qui, épisodiquement, avait certes aussi pesé sur la politique chinoise de l'administration Trump, mais qui s'était largement évaporée au cours de la dernière année, lors de laquelle un grand nombre de mesures ont été fermement approuvées par Donald Trump au détriment de Pékin.. Attendre la dernière année du mandat de Joe Biden, plutôt que d’agir maintenant, reviendrait à éteindre ce sentiment d’urgence souligné par Antony Blinken dans son discours du mois dernier. : "le Président Biden est convaincu que cette décennie sera décisive. Les mesures que nous prendrons au niveau national et avec les autres pays du monde détermineront si notre vision commune de l'avenir sera ou non concrétisée."

Nous espérons que les dirigeants des États-Unis, ceux du continent européen trouveront le courage d'agir en accord avec leurs nouveaux principes. 

 

 

Copyright : ALEX WONG / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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