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12/10/2022

60 ans après, la crise de Cuba reste riche d'enseignements

60 ans après, la crise de Cuba reste riche d'enseignements
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Il n'y a guère de doute que la crise de Cuba, il y a exactement soixante ans (octobre-novembre 1962), fut le moment le plus dangereux de la Guerre froide. Ses derniers témoins directs ont disparu ou arrivent à l'hiver de leur vie. Fort heureusement, au cours des six dernières décennies, les témoignages obtenus et les archives ouvertes permettent aujourd'hui de la reconstituer assez précisément. 

Sommes-nous vraiment passés, à ce moment "au bord de la catastrophe" ? Un récit plus sobre est possible. Mais l'histoire de cette crise nous enseigne aussi qu'un événement fondateur de ce type pourrait encore se produire, notamment avec la Russie ou la Chine. 

Au bord du gouffre ? 

En lançant l'opération Anadyr, Nikita Khrouchtchev avait pour ambition d'une part de sanctuariser le régime cubain, quelques mois après le ratage américain du débarquement de la Baie des Cochons, d'autre part d'établir un équilibre des forces nucléaires à un moment où Moscou ne dispose pas encore des moyens de frapper massivement le territoire américain. 

On sait maintenant que l'Union soviétique avait, en secret, transformé l'île en véritable bastion nucléaire. Au plus fort de la crise, alors même que tous les matériels n'avaient pas été livrés, pas moins de 158 armes soviétiques étaient déployées sur le territoire cubain. Des armes destinés à des missiles de croisières rudimentaires, à des bombardiers, à des missiles sol-sol "tactiques", et surtout à des missiles de moyenne portée pouvant frapper le territoire américain.

Mais le monde est-il vraiment allé, cette année-là, jusqu'au bord du gouffre ? 

L'engagement public de Kennedy, le 24 octobre 1962, à exercer une "frappe de représailles" au cas où un missile serait tiré depuis Cuba contre les États-Unis, menace accompagnée par une élévation du niveau d'alerte des forces à DEFCON-2, fut longtemps considéré comme l'élément nucléaire essentiel de la crise de Cuba. Pourtant, c'est un autre épisode qui est désormais mis en lumière : le risque d'emploi d'une torpille nucléaire par la marine soviétique le 27 octobre, au plus fort de la crise. 

Ce jour-là, dans la mer des Caraïbes, la tension est à son comble à bord du sous-marin soviétique B-29, dont l'équipage est épuisé par la chaleur et le manque d’eau. La marine américaine tente de forcer le bâtiment à faire surface sans s’en prendre directement aux navires, sur ordre explicite de Kennedy. Incapable de joindre l'état-major, son commandant, Valentin Savitski, "totalement épuisé" et "furieux", aurait alors ordonné de mettre en condition opérationnelle la torpille nucléaire de 15 kilotonnes dont le bâtiment est doté. "Et maintenant nous allons les faire sauter ! Nous mourrons, mais nous les coulerons tous - nous ferons honneur à notre marine !", aurait-il dit selon le témoignage de l’officier de communication du bâtiment, Vadim Orlov, rapporté par un journaliste soviétique (et précisé par des témoignages ultérieurs d’Orlov). 

Le récit traditionnel de cet événement veut que seule la présence fortuite à bord du commandant de la flotte locale, Vassili Arkhipov, ait alors évité le tir de la torpille. Celui-ci, arguant de son rang, aurait déclaré en effet : "vous avez besoin de l’accord de nous trois". Toutefois, cette version est discutable. D'abord, les circonstances légales permettant d'avoir recours à la torpille n'étaient pas réunies. Certains ont fait état de la possibilité de le faire si le sous-marin était attaqué (ce que Kennedy avait d’ailleurs interdit). Mais cette version ne repose que sur un unique témoignage oral.

Les circonstances légales permettant d'avoir recours à la torpille n'étaient pas réunies.

Les règles d’engagement écrites précisaient que le commandant n'aurait pu engager la procédure de tir (et ouvrir le code contenu dans une enveloppe) que sur ordre de Moscou et en présence des trois officiers au rang le plus élevé. Ensuite, la description traditionnelle de l'incident est contestée. Il n'est pas totalement certain que l'ordre de mettre en condition la torpille ait été exécuté. Et il ne semble pas y avoir eu de "vote" et surtout encore moins de "majorité" en faveur de l'emploi.

Le commandant consulta Arkhipov et son officier politique adjoint, Ivan Maslennikov, qui s'avérèrent tous deux opposés à l'ouverture du feu nucléaire, puis décida, avec leur accord, de faire surface (non sans avoir préparé la torpille), car les batteries du bâtiment étaient épuisées. Viktor Mikhailov, un autre officier présent à bord, témoigne : "Savitski ne s'est jamais emporté. Il a juste pris une décision". Au demeurant, les autres commandants de sous-marins soviétiques présents sur place, interrogés sur cet épisode, "ne pensent pas que Savitski aurait pu donner un tel ordre". On sait désormais que le commandant d'un autre sous-marin, le B-130, avait lui aussi ordonné la préparation de sa torpille nucléaire "pour impressionner son officier politique". Mais l'officier chargé de la procédure l'avait alors averti qu'il ne pouvait pas armer la torpille sans autorisation de Moscou. Le commandant affirmera ultérieurement qu'il n'avait jamais eu l'intention d'utiliser la torpille sans cette autorisation. Un ouvrage récent (2021) exploitant les dernières archives soviétiques disponibles, conforte cette version. 

D'autres épisodes de la crise, désormais mieux connus, ajoutent encore à son acuité, sans toutefois accréditer les analyses les plus dramatisantes. 

À partir du 24 octobre, les forces américaines étaient en alerte maximale : elles étaient passées pour la première fois au stade DEFCON-2, un ordre donné "en clair" pour que les Soviétiques puissent recevoir le message. Le 27, au plus fort de la crise, les radars américains en Alaska détectent deux Mig-19 qui tentent d'intercepter un avion de reconnaissance U2 - dont la mission est sans rapport avec la crise - qui se dirige vers la péninsule de Kola en raison d'une erreur de navigation. Au moment où il corrige sa trajectoire, deux F-102 décollent pour l'accompagner. Ils sont armés de missiles air-air nucléaires Falcon. (À DEFCON-2, l'autorité de lancement était déléguée : les appareils pouvaient tirer de leur propre chef.) Cependant, Khrouchtchev dira dans ses mémoires qu'il suspectait une erreur de navigation : il n'aurait donc probablement pas donné l'ordre d'intercepter l'U2 américain, encore moins avec des missiles nucléaires, dira-t-il

Par ailleurs, les forces soviétiques à Cuba étaient dotées de quelques armes nucléaires tactiques sol-sol, et les règles d'engagement qui leur avaient été données permettaient leur emploi en cas d'invasion si aucun contact avec Moscou n'était possible. Castro lui-même était favorable à l'emploi de ces armes en cas d'invasion… Toutefois, Khrouchtchev avait décidé, le 26 octobre, de modifier ces règles afin que l’ordre d’engagement ne puisse venir que du Kremlin. 

Un pari raté 

La crise de Cuba fut un pari soviétique raté. Khrouchtchev avait sous-estimé la personnalité de Kennedy, qu'il prenait pour un président encore inexpérimenté, et estimait pouvoir rétablir à peu de frais, en déployant des missiles à Cuba, ce qu'il estimait être un déséquilibre stratégique au détriment de l'URSS. Dans un parfait exemple de biais cognitif connu sous le nom "d’effet miroir", il estimait que si lui-même n'avait pas considéré le déploiement des missiles Jupiter en Turquie comme inacceptable, son homologue américain n'avait pas de raison de réagir différemment dans une situation analogue. 

De leur côté, les Américains n'avaient pas imaginé que Moscou puisse avoir recours à ce qu'ils considéraient être comme une folle provocation. La crise de Cuba fut pour eux une véritable "surprise stratégique". 

Cette mauvaise appréhension mutuelle intervenait dans un "brouillard informationnel" particulièrement dense. Il est vrai que les moyens de renseignement technique de l’époque étaient encore rudimentaires. Comme le rappelle l'auteur du livre précité, "l'âge nucléaire a précédé l'arrivée de l'âge de l'information d'au moins quelques décennies". 

La crise ne put être réglée que parce que les deux leaders se sont montrés, in fine, des hommes plutôt raisonnables et ouverts au compromis - y compris à travers des messages indirects et une diplomatie parallèle menée par des hommes de confiance - et on su affirmer leur autorité face à leurs "faucons" respectifs. Et, sur le risque nucléaire, l'attitude des deux dirigeants fut, au cours de la crise elle-même, profondément responsable. Khrouchtchev, par exemple, refusa toujours de déléguer l'autorisation d'emploi des armes nucléaires à ses militaires. 

La crise ne put être réglée que parce que les deux leaders se sont montrés, in fine, des hommes plutôt raisonnables et ouverts au compromis.

Le compromis trouvé consista en un retrait des missiles soviétiques contre un engagement de non-invasion de la part de Washington, et de démantèlement des missiles américains déployés en Turquie, fut une sorte de "remise des compteurs à zéro". Une logique que l'on retrouvera, mutatis mutandis, pour le règlement de la crise des Euromissiles à la fin des années 1980. 

Une nouvelle crise de Cuba est-elle possible ? 

Une telle crise serait-elle possible aujourd’hui ? Peut-être entre l’Inde et le Pakistan. Quelle serait la réaction indienne si Delhi découvrait des missiles armés de têtes nucléaires en Arabie saoudite, proche allié d’Islamabad qui possède déjà des missiles chinois ? Avec la Russie ou avec la Chine, en revanche, la probabilité semble plus faible. 

On peine à imaginer un Poutine ou un Xi prendre en secret une initiative du même type que celle de Khrouchtchev. Certes, les déploiements d'armes nucléaires à l'étranger peuvent être confidentiels : le rôle nucléaire des chasseurs-bombardiers de certains pays européens est connu, mais la présence d'armes américaines sur leurs territoires ne fait l'objet d’aucune donnée publique. Aujourd'hui, en tout cas, Washington n'a aucune envie de déployer des armes nucléaires en Ukraine (ni même en Estonie ou en Pologne, en tout cas à l'heure actuelle, même si Varsovie est intéressée par en accueillir comme le fait l’Allemagne, par exemple). Quid de Moscou ou Pékin ? On peut douter que leurs dirigeants prennent l'initiative de déployer des armes sur un territoire étranger. La Chine ne l'a jamais fait (et n'a d'ailleurs pas de véritables alliés militaires, à l'exception de la Corée du nord). La Russie, de son côté, a certes annoncé en février qu'elle accédait favorablement à la "requête" biélorusse d'un rôle nucléaire pour l’aviation de son allié. Mais outre que l'annonce en a été faite tout à fait officiellement, on peut douter que Vladimir Poutine prenne le risque d'avancer "ses" armes à l'Ouest. Et si néanmoins il le faisait, l'équation stratégique n'en serait pas bouleversée - rien à voir avec Cuba en 1962. Ce pourrait même être une manœuvre destinée à garantir, via un futur deal, que l'OTAN ne fera pas de même avec la Pologne… 

Moscou et Pékin disposent désormais d'arsenaux nucléaires parvenus à l'âge adulte et respectent globalement le jeu de la dissuasion.

Par ailleurs, certains éléments sont de nature à nous rassurer. Moscou et Pékin disposent désormais d'arsenaux nucléaires parvenus à l'âge adulte et respectent globalement le jeu de la dissuasion  - on ne s'en prend pas aux intérêts vitaux de l'adversaire - ainsi que la sanctuarisation des territoires occidentaux via les garanties de sécurité qui existent entre alliés - on n'attaque pas un territoire couvert par le parapluie américain. Leurs armées sont, semble-t-il, sous contrôle, ou à tout le moins peu désireuses d’agir de leur propre chef. 

Et la guerre en Ukraine a montré que le renseignement américain a à la fois considérablement progressé techniquement, et appris de ses erreurs récentes (Irak).  Il reste la possibilité d'un coup de poker de Poutine décidant de déployer des armes nucléaires sur des territoires annexés en Ukraine, pour "sanctuariser" ces derniers. Un scénario improbable mais auquel il faut désormais penser. On voit aussi Ramzan Kadyrov, le dirigeant tchétchène allié de Poutine, presser ce dernier d’employer de telles armes sur le théâtre : c’est exactement ce que faisait Fidel Castro en 1962… mais sa voix ne pèsera pas lourd.  

Si la reproduction de la crise de Cuba est improbable, les facteurs traditionnels susceptibles de causer des accidents stratégiques entre puissances majeures sont pérennes. 

L'incompréhension de la culture ou des intentions adverses est un grand classique, notamment du côté des adversaires de l’Occident. On dirait que ces derniers n’ont rien appris de l'histoire, et sont toujours surpris de "nous" voir réagir fermement là où "ils" attendraient de la mollesse ou de l'effacement. Mais les erreurs existent également du côté occidental : on sait maintenant que les dirigeants soviétiques avaient peur d'une attaque de l'OTAN, et qu'ils n'avaient pas de projet expansionniste au-delà de leurs acquis. Il n'est pas absurde d’imaginer que l'annonce par Poutine, le 27 février, de mettre les forces stratégiques russes en "régime spécial de combat" était en fait liée à la crainte d'une attaque occidentale. 

Au-delà, un incident fortuit conduisant deux adversaires, plus ou moins par inadvertance, au bord de la guerre, est toujours possible. Ce peut un avion pénétrant par erreur dans l'espace aérien étranger, comme ce fut le cas justement en 1962, mais aussi en 1983 (Boeing sud-coréen), ou encore en 2003 (avion de reconnaissance américain intercepté par la chasse chinoise). 

Un incident fortuit conduisant deux adversaires, plus ou moins par inadvertance, au bord de la guerre, est toujours possible. 

Ce peut être une mauvaise interprétation des gestes adverses : le 27 octobre 1962, en mer des Caraïbes, les sous-mariniers soviétiques, entendant des explosions, pensent être attaqués, alors que les forces américaines n'emploient justement, par prudence, que des fusées incendiaires destinées à pouvoir photographier le bâtiment… 

Il y a aussi la nature même des régimes : contrairement à ce qu'était l'Union soviétique à partir des années 1970, la Russie et la Chine d'aujourd'hui sont des puissances révisionnistes, plus enclines à la prise de risques. 

Il y a enfin la diversification des terrains de rivalité ou d'affrontement, dans des espaces plus opaques et moins balisés : le cyberespace et l'espace extra-atmosphérique. Dans des schémas d’escalade qui seront plus complexes que par le passé, la probabilité d'une erreur, d'un mauvais calcul ou d'un défaut d'information sera sans doute plus forte que lorsque les compétitions stratégiques se déroulaient seulement sur terre, sur mer et dans les airs. 

"Il y a toujours un fils de p**e qui ne reçoit pas le message", disait Kennedy au cours de la crise de Cuba. Le président américain et ses conseillers se référaient souvent à un ouvrage décrivant l'engrenage de l’été 1914. La mémoire des conflits mondiaux, plus forte en 1962 qu'elle ne l'est aujourd'hui, sera-t-elle encore présente demain pour freiner, en temps de crise majeure, les dynamiques d’escalade ?

Cet article est une version augmentée de la chronique de Bruno Tertrais parue dans Le Point du 4 octobre 2022. 

 

Copyright : AFP

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